Le Nouvel Observateur : La géante aux mille tours
2005-04-20
 



Le miracle shanghaïen n’est pas que la ville ait poussé si vite. En Chine, cela est banal. C’est qu’elle ait su préserver son génie particulier. Voici comment……


A 10 ans, il récoltait les feuilles de thé –le prestigieux thé du dragon – dans l’une des plus pauvres communes agraires du Zhejiang. Il gagnait 15 centimes de yuan par jour. Aujourd’hui, à 48 ans, Ni Zhaoxing gagne 20 millions d’euros par an. « Après impôts ». C’est un petit homme râblé, aux gestes brusques. Les yeux toujours en mouvement, comme s’il guettait une bonne affaire – ou un mauvais coup. Deux fois déjà il s’est enrichi. Deux fois on lui a tout pris. En 1990, il n’est qu’un « rien du tout » quand il rencontre sa femme, Gong Jianxin. Fille d’un cadre du Parti, elle s’ennuie à la Banque de Chine. Ils décident de se lancer dans l’immobilier. « A l’époque, dit-il, on n’avait besoin ni d’argent, ni d’expérience, ni de relations. » Ils créent un premier ensemble résidentiel, en financent un deuxième avec les bénéfices du premier, un troisième avec l’argent du deuxième… En 2000, ils s’attaquent à Shanghai. « C’était le moment. Juste après la crise asiatique. Les sociétés étrangères se retiraient, les prix étaient au plus bas. On a décidé de tout miser sur Shanghai. Tout le monde nous disait que c’était la folie… » Rire saccadé.

Président du Zhongrong Group, une société familiale qui n’a toujours que deux actionnaires, sa femme et lui, Ni Zhaoxing possède à ce jour un empire immobilier, deux tours à Pudong (70 000 m² et 1000 000 m²), et bientôt une troisième de 250 mètres de haut, baptisée « Jade vert et Ciel bleu », une Rolls-Royce « couleur avion », une collection de jades (« 10 millions d’euros seulement, mais je viens juste de commencer »). Son bureau de Pudong est meublé de copies du mobilier impérial réalisées par les ébénistes de la Cité interdite. A Hangzhou, il fait construire un centre de réunion international conçu par le cabinet français Arte-Char-pentier. Une sorte de palais de Versailles redessiné par le créateur de Goldorak : 500 000 mètres carrés. M. Ni voudrait que le palais des congrès soit géré par l’ONU, le centre commercial par l’OMC, la salle de spectacles par le Lido, l’hôtel par le Ritz…Mégalo ? « Non, corrige une amie, c’est un enfant. Il réalise ses rêves. » Les rêves d’un mort de faim qui rencontre la fée des contes : « Dis-moi quel ton vœu… ».

M. Ni, c’est Shanghai. Sa fringale de modernité, sa folie des superlatifs, son insatiable curiosité, sa capacité à digérer les influences étrangères. Tout ce qui est en train de façonner le visage urbain d’une mégalopole absolument originale : la plus chinoise des métropoles internationales ou la plus cosmopolite des mégalopoles chinoises.
En trente ans, sa population est passée de 5 à 18 millions d’habitants. Asphyxiée par le régime maoïste, elle explose avec le temps des réformes. Renverse ses frontières, envahit plaine et rizières comme un fleuve sort de son lit. Plus loin, plus haut, elle grimpe à l’assaut du ciel gris. En 1990, le Park Hotel(1934) avec ses 24 étages était le point culminant de la ville. Depuis, on a bâti plus de 1 000 tours de plus de 30 étages. Tandis que 900 000 familles troquaient la promiscuité et l’insalubrité du vieux Shanghai (3 m² habitables par personne !) contre l’exil en banlieue.


Le résultat aurait dû être calamiteux. Il ne l’est pas. Si Shanghai, à la différence de Canton, Nankin, Pékin et tant d’autres, n’a pas tété massacré par l’urbanisation sauvage, il le doit à deux raisons:
La première, c’est que, sous Mao comme dans les années 1980, âge d’or du couple bulldozer-bétonneuse, Shanghai avait des projets mais pas d’argent pour les réaliser. Comme le note Françoise Ged, de l’Observatoire de l’Architecture de la Chine contemporaine, « le retard accumulé pour loger décemment les Shanghaiens est devenu une chance pour la qualité urbaine de la ville et la préservation des édifices construits à l’époque des concessions ». Tout ce patrimoine « héritage » légué par les anciennes puissances occupantes qui faisait hier la honte de la Chine fait aujourd’hui la fierté des Shanghaiens. Et contribue beaucoup à l’attrait touristique de la ville.

En chine, on vénère l’antique ; mais ce qui est vieux est tenu pour moche et sans valeur. Shanghai a réalisé que l’ancien est une valeur d’avenir. Et qui peut rapporter. Voir le succès de Xintiandi, un quartier d’habitation du début du XXe siècle lifté à grands frais. La maisonnette où fut fondée le Parti communiste chinois y voisine avec des boutiques où un pyjama de soi coûte un mois de salaire. Le succès est tel que chaque quartier, maintenant, veut son Xintiandi.

La seconde raison, c’est qu’il existe une longue tradition shanghaienne de l’urbanisme, une culture de la ville. Il y a un style shanghaïen qui , comme le dit Xing Tonghe, architecte en chef du Shanghai Modern Architectural Design et auteur du remarquable Musée d’Archéologie, « s’inspire de l’esprit “haipai”(fusion) et sait faire coexister en harmonie l’ancien et le moderne, l’Orient et l’Occident, une petite maison de brique et une tour d’acier ». Il y a une politique de la qualité architecturale : tout projet important doit faire l’objet d’un concours, arbitré par une commission (théoriquement) indépendante. Les plus grands cabinets internationaux sont sollicités et accourent, on ne dédaigne pas une telle vitrine – au risque de se faire piller. Les Shanghaiens paient mal et sont maîtres dans l’art d’accommoder les idées des autres. Si cela n’a pas évité quelques loupés magistraux, au moins y a-t-il une cohérence globale qui tranche avec le n’importe quoi pékinois. Il y a, cela aussi est nouveau – et original en Chine -, un souci de la qualité de la vie. Malgré la frénésie spéculative, la corruption, le pois des lobbies, la mairie a pris en 2013 de nouveaux règlements réduisant la densité urbaine et la hauteur des bâtiments, en même temps qu’elle augmentait les espaces verts – ce qui a d’ailleurs poussé les prix des logements à la hausse. Shanghai, enfin, a été le premier à s’engager dans une politique de sauvegarde des quartiers anciens. 27n kilomètres carrés en bénéficient aujourd’hui. Demain 40.

Wu Jiang est sans doute celui qui a le plus fait pour les sauver de la destruction. Hier professeur d’urbanisme, il militait contre les ravages du tout-béton. Le voilà aujourd’hui à la tête du puissant Bureau central d’Urbanisme, sous l’autorité directe du maire. Il délivre les permis de construire et veille au respect des règlements. En essayant de réfréner les appétits des promeneurs ou des potentats locaux. « Bien sûr, dit-il, on ne peut pas tout contrôler. Il y a en moyenne 10 000 projets par an. Nous n’intervenons que sur les plus importants et dans les zones sensibles. Chez eux, les maires de district font ce qu’ils veulent. Et ils s’écoutent beaucoup les promoteurs. Car leur problème, c’est justement d’attirer les investisseurs. » Désormais le Bureau central d’Urbanisme exige que tous les projets lui soient transmis ; il a le pouvoir d’annuler une autorisation de construire délivrée illégalement. Et il en use. « C’est dangereux, nous recevons des menaces de mort, conclut Wu Jiang avec un grand sourire. Mais cela en vaut la peine : même Pékin le reconnaît, le modèle shanghaien, c’est ce qui se fait de mieux en matière d’urbanisme. »

Place du peuple, face au Musée d’Archéologie et en regard de l’admirable opéra dessiné par Jean Marie Charpentier, s’élève le Musée de l’Urbanisme shanghaien. On s’y bouscule. Sur cinq étages, ave un luxe de maquettes, de cartes et d’images virtuelles, des chiffres à donner le tournis, la cité narcissique s’y admire dans ses atours de demain. Rien n’a été oublié : espaces verts, transports en commun, loisirs, équipements collectifs…La vie comme une pub de promoteur, tandis que papa, dans sa belle auto non polluante, file sur l’autoroute vers son bureau paysage… Shanghai 2020 est l’exemple unique, en Chine et peut-être dans le monde, d’un projet d’urbanisme global pour une agglomération de 20 millions d’habitants. Pas seulement le centre-ville, mais 11 villes nouvelles, de 200 000 habitants à 1 million, chacune vouée à une activité particulière – une ville universitaire, une ville portuaire, une ville de l’automobile, etc. -, le tout reliée par des autoroutes, 800 kilomètres de voies ferrées, 17 lignes de métro… Quant au financement… C’est la méthode Ni. Le gouvernement, qui n’a pas d’argent, ne finance les infrastructures qu’à hauteur de 10%. Aux investisseurs privés et aux banques d’avancer le reste ; ils se rembourseront sur l’usager. Le billet de métro paiera le métro, le ticket d’autoroute paiera l’autoroute, et les acheteurs de logements paieront les promotions immobilières. L’économie chinoise, c’est comme les avions : tant que le moteur pousse, elle vole. L’hypothèse d’une panne ne fait pas partie des plans.

 
 
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